Éloge de l’équilibre, chronique d’une œuvre d’art public empêchée / Arthur Chiron

Image de synthèse préparatoire, Arthur Chiron ©ADAGP, 2020

Entre-deux, association basée à Nantes depuis 1996, favorise la production, la réception et la diffusion d’œuvres d’art public ; elle relaie, dans la région des Pays de la Loire, l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France. L’originalité d’Entre-deux repose sur le fait que, avec l’appui de son comité scientifique, elle n’hésite pas à revisiter des notions comme l’espace public, le spectateur, le contemporain, l’esthétique ou même le pas de côté. Etonnés par le titre donné à la sculpture située place du Bouffay (Nantes), nous avons invité Arthur Chiron qui a souhaité reprendre une intervention réalisée de manière confidentielle en 2018. Nous avons également invité Sophie Lapalu, docteure en esthétique et spécialiste des œuvres dites furtives, à rédiger un texte sur cette intervention. Dernier jour d’ouverture au public ce jeudi 29 octobre.
 

 

 

COMMUNIQUÉ DE PRESSE :

CETTE MANIFESTATION EST PLACÉE SOUS LE DROIT À L’INFORMATION ET À LA CRITIQUE D’ART.

Faire un pas de côté, s’écarter de la ligne, la faire bégayer, bifurquer, s’interrompre,… Un petit ou un grand pas ? Tout dépend de l’intention et du contexte dans lequel l’ampleur de ce mouvement va opérer. Dans le cadre de l’invitation d’Entre‑deux, c’est bien la qualité et les enjeux de cet écart que l’artiste Arthur Chiron a tenté d’interroger avant d’être interrompu dans son projet par une mise en demeure envoyée par l’avocat de l’artiste Philippe Ramette.
Début 2020, Entre-deux a invité Arthur Chiron à réaliser un projet d’art public à Nantes. Il propose la reprise d’une intervention éphémère et confidentielle qu’il a réalisée en 2018 dont il subsiste un témoignage vidéo. Son geste cite et analyse une oeuvre de Philippe Ramette « Éloge du pas de côté » qui l’interroge à plusieurs niveaux :
« La sculpture érigée place du Bouffay à l’initiative du Voyage à Nantes en 2018 existait déjà en 2016 dans un format, dit, de salon. Cette sculpture, au contexte interchangeable, figurait une représentation de l’artiste dans une posture irrationnelle : un intérêt pour les situations de renversements des équilibres et d’apesanteur chers à l’artiste. Jusqu’ici, tout va bien.
Cependant, la transposition de cette petite sculpture, de l’espace d’exposition à l’espace public — à travers son augmentation d’échelle, son matériau, le choix de son site d’implantation et surtout sa pérennisation sur celui‑ci — en change radicalement les paradigmes. Même si Philippe Ramette lui-même oriente son discours à la gloire d’une « attitude mentale » plutôt qu’à celle d’un homme, il reste néanmoins que c’est toujours sa propre effigie qui est ici représentée selon les conventions académiques de la statuaire et avec elle toute la charge symbolique qui en émane (là où certaines autres de ses sculptures plus modestes affichent des représentations anonymes ; Éloge de la transgression, Éloge de la discrétion). Malgré sa sympathie apparente, la sculpture fait à présent figure d’autorité vis-à-vis de son regardeur : il le domine du haut de son piédestal et s’impose à lui au même titre qu’un personnage héroïque ayant marqué la Ville. Or, quel lien la figure de Philippe Ramette entretient‑elle véritablement avec Nantes ?
».
Le projet d’Arthur Chiron « Éloge de l’équilibre » consiste en la fabrication d’une sculpture en faux granit, un socle en toc qui prend la forme de la part manquante de celui d’« Éloge du pas de côté » de Philippe Ramette. Lors d’une performance, l’artiste glisse sous le pied de l’autoportrait de Ramette sa propre sculpture pendant une heure, le samedi, durant cinq semaines consécutives. Le reste du temps, elle est entreposée et visible à la base d’Appui d’Entre‑deux.
Arthur Chiron est un « jeune artiste » formé à l’École Supérieure d’Art et de Design TALM – Site d’Angers. Marqué par les enseignements de l’historien d’art et commissaire d’exposition indépendant Sébastien Pluot et de l’artiste Raphaël Zarka il s’inscrit dans des gestes de reprise d’oeuvres existantes qui relèvent de pratiques artistiques radicales de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Il se positionne à la fois dans une démarche conceptuelle mais aussi matérielle en « parasitant » des situations ou oeuvres existantes, permettant de les appréhender sous un angle nouveau : tantôt poétique, tantôt critique.
Entre-deux a décidé d’accompagner et de soutenir Arthur Chiron dans la poursuite de son projet bien que celui-ci ait été profondément modifié par l’injonction juridique de l’avocat de Philippe Ramette. Cet épisode révèle en creux le contexte de l’installation de cette oeuvre : la puissante machine qu’est devenu le Voyage à Nantes, société publique locale (SPL) culturelle, touristique et économique. Initiée et pilotée par Jean Blaise venant du spectacle vivant, cette manifestation est devenue un modèle d’attractivité répliqué dans d’autres villes françaises et marquera durablement l’histoire de la commande publique.
Mais cette réussite pose également un certain nombre de questions. Jusqu’aux années 2000, l’histoire de la commande aux artistes était mue par l’action sociale d’un état-providence. De la politique du Front populaire au décret du 1% artistique en 1951 jusqu’à l’aménagement du cadre de vie par la politique de l’environnement dans les années 1970 et enfin de la relance de la commande publique à partir des années 1980 tendaient à soutenir les artistes sans contrepartie mis à part la constitution d’un patrimoine en art contemporain. Ce bref historique met en perspective le projet du Voyage à Nantes et nous interroge fortement sur la fonction des oeuvres et leur utilisation dans ce cadre.
Choisies pour leur capacité à surprendre et à amuser le public, les oeuvres sont exclusivement spectaculaires et/ou insolites. Elles ponctuent un circuit touristique et se livrent en un cliché, le temps d’une photographie. Ce qui est inquiétant, c’est l’instauration de cette manifestation comme modèle à travers les nombreux publireportages dans la presse car elle ne sélectionne qu’une partie infime de toute la production artistique et tend à évacuer des oeuvres plus complexes et critiques qui ne se livrent pas en un coup d’oeil. Curieusement, une fonction de l’art que l’on croyait définitivement disparue réapparaît : les oeuvres, telles des illustrations du parcours du Voyage à Nantes, « décorent »(1) la ville et c’est quand même bien peu leur demander.

(1) Le terme décoration renvoie au rôle de l’art comme ornement de l’architecture d’où l’expression « 1% de décoration », dispositif de commande publique (1951).

Entre-deux et Arthur Chiron remercient :
Sylvia Preuss-Laussinotte, docteure en droit, DEA de sociologie E.H.E.S.S., maître de conférences en droit public, ancienne avocate au barreau de Paris ; Sophie Lapalu, commissaire d’exposition et critique d’art, docteure en esthétique ; Patrick Bernier, artiste et président d’Entre‑deux ; Nicolas Gautron, graphiste et vice‑président d’Entre‑deux ; Laurent Moriceau, coordinateur de l’association Bonus.

TEXTE DE SOPHIE LAPALU :
Alors que certain·es déboulonnent les sculptures qui glorifient notre passé colonial, d’autres offrent un semblant de stabilité à celles qui paraissent en manquer… Et si le second geste n’est à priori pas lié au premier, il pose toutefois une question similaire ; qu’est ce qui mérite d’être transmis aux générations futures, qui décide de ce qui sera commémoré ?
Depuis 2018, l’autoportrait en costard cravate de l’artiste Philippe Ramette impose sa présence au centre de la place du Bouffay à Nantes. « Ce qui m’intéresse, ce que j’essaie de suggérer, c’est une attitude mentale, un positionnement par rapport au monde. Pas une critique, mais l’incitation à accéder à d’autres points de vue, à une vision plus allégée, plus poétique », confie l’artiste. Et de proposer pour cela une sculpture en bronze de 500kg, juchée sur un socle en granit, mais un pied dans le vide. Commande du Voyage à Nantes, censée être placée temporairement, Éloge du pas de côté est devenue pérenne et continuera ainsi de sourire indéfiniment aux passants.
À l’encontre de toute spectacularisation, l’artiste Arthur Chiron s’est attelé à remettre soi‑disant d’aplomb ladite sculpture ; pour cela, il a simplement prolongé, en l’imitant, le socle sur lequel repose le pied gauche pour y déposer le pied droit. Alors qu’aujourd’hui le débat fait rage autour des éléments iconographiques présents dans les lieux publics et que l’on s’interroge sur leur sort – faut‑il les enlever ou les conserver en contextualisant ? –, Chiron lui, propose une sculpture épiphyte. À l’instar de certaines plantes, son oeuvre utilise un autre organisme comme support, mais ne prélève rien au détriment de son hôte. Elle en annule toutefois l’équilibre comme la portée ironique : le portrait devient un monument bien classique à la gloire d’un homme blanc en costume. Rien ne reste du pas de côté. Le socle augmenté se présente comme alternative au monumentalisme par lequel le Voyage à Nantes érige des oeuvres et influence le récit historique des lieux investis. L’ajout ne fait pas autorité ; au contraire, il prend le risque de passer inaperçu. Anti‑monument, sculpture modeste quasi imperceptible, l’oeuvre invite la société civile à imaginer les usages possibles des monuments publics.